Gaz de schiste : «On est loin de la manne annoncée» (Thomas Porcher)

  • L’universitaire Thomas Porcher dénonce les illusions économiques vendues par les industriels.
Interview par la journaliste Coralie SCHAUB 16 juin 2013
Spécialiste de l’énergie, l’économiste Thomas Porcher démontre qu’exploiter les gaz de schiste en France n’entraînerait pas de gains économiques pour la population, notamment car l’expérience américaine n’est pas transposable.
Vous dites que le débat entre pro et anti gaz de schiste est mal posé. Pourquoi ?

Il est réduit à une balance entre gains économiques et coût environnemental. Du coup, il laisse croire que si on trouvait une autre technique d’extraction que la polluante fracturation hydraulique, le problème serait résolu. Or il resterait l’impact sur le climat. Surtout, on serait loin de la manne annoncée. Personne n’a tenté de mesurer l’impact économique réel d’une exploitation du gaz de schiste en France. Car la réponse est connue ! Le Medef et l’Ufip [l’Union française des industries pétrolières, ndlr] savent que le gaz n’a jamais apporté grand-chose à la collectivité. Les spécialistes parlent de «rente gazière» : ce que rapporte le gaz à la compagnie n’a aucune commune mesure avec les créations d’emplois et les effets directs sur l’économie. Un million de dollars de production ne crée que 2,35 emplois ! Les gaz de schiste sont un mirage ne profitant qu’aux compagnies.

Et les 600 000 emplois créés aux États-Unis ? Et les 100 000 emplois potentiels en France ?

Comment les États-Unis créent autant d’emplois – directs et indirects – avec du gaz ? C’est simple : ils forent en continu. Plus de 500 000 puits entre 2005 et 2012, un nouveau toutes les huit minutes ! C’est énorme. Une ruée vers l’or sauvage, la seule explication du «miracle» américain. Tant qu’il y a des puits installés, il y a des jobs créés. Un par puits, en gros. Le jour où on arrête, c’est fini. En France, pour créer 100 000 emplois d’ici 2020, il faudrait donc forer environ 90 000 puits. Soit 30 par jour ! Un matraquage concentré dans le Gard, l’Ardèche, les Cévennes ou l’Ile-de-France, là où sont les réserves. Mais la densité de population n’a rien à voir avec celle des Etats-Unis. Et ces zones sont touristiques. Inconcevable. En plus, chez nous, le sous-sol appartient à l’Etat. Et non au propriétaire, comme aux États-Unis. Les habitants n’y gagneraient donc rien, ou très peu. Ils risqueraient même de s’appauvrir. Aux États-Unis, une étude a montré une dévalorisation de l’immobilier dans un rayon de 2 000 mètres autour d’un forage.

Il y aurait de belles rentrées fiscales…

Même pas. Le code minier actuel ne permet pas à l’État de récupérer une part importante des bénéfices. La ministre de l’Écologie, Delphine Batho, veut le moderniser pour prendre en compte la charte de l’environnement et prévoir la consultation des populations et des collectivités territoriales. Les industriels le savent, c’est pour cela qu’ils sont si pressés d’obtenir des permis.

Les compagnies demandent juste le droit d’explorer pour évaluer les ressources…

Si elles explorent sans exploiter ensuite, elles perdent de l’argent. Car 90% de l’investissement se fait en amont de l’exploitation, des millions d’euros. Explorer veut donc dire pousser la ligne pour exploiter. D’où un effet pervers : les compagnies annoncent des chiffres de réserves faramineux. Pour allécher, accélérer les processus. Quitte à déchanter, comme en Pologne, où les réserves sont dix fois moindres que prévu.

Aux États-Unis, le prix du gaz a baissé grâce aux gaz de schiste, profitant aux entreprises et aux particuliers. Ne serait-ce pas bienvenu chez nous aussi ?

Cet argument ne tient pas la route. Le marché européen du gaz est différent, rigide, basé sur des contrats à long terme (dix à trente ans) avec les pays fournisseurs, indexés sur le prix du pétrole. Même si notre gaz de schiste était moins cher que le gaz importé, le prix final s’alignerait sur le plus élevé, c’est un vieux principe d’économie. Seules les compagnies profiteraient de cette rigidité du marché : en vendant leur gaz au prix du gaz importé, elles feraient d’énormes marges. C’est pour cela aussi qu’elles font du «forcing». Ensuite, le prix du gaz remonte déjà aux Etats-Unis. Il est certes passé de 8 dollars par million de BTU [British Thermal Unit] en 2010 à 3 dollars en 2012, car il y a eu ce forage massif et que le marché du gaz américain répercute tout de suite les mouvements de l’offre sur les prix. Mais à 3 dollars, il est moins rentable d’investir, vu les coûts de production élevés. Résultat, l’offre de gaz de schiste baisse et le prix remonte. Il est désormais à 4 dollars.

On parle même de bulle aux États-Unis.

Oui. Les prix bas ne tiendront pas au-delà de 2015, c’est impossible. Les pétroliers investissent déjà moins dans le gaz aux États-Unis. Ils se tournent vers le pétrole de schiste, car ils le revendent sur le marché mondial du pétrole, au prix de ce dernier, autour de 100 dollars [75 euros]. Les producteurs Américains, comme Exxon ou Chesapeake, disent eux-mêmes que pour investir sur le long terme, il faut que le prix du gaz aux États-Unis soit à 7 ou 8 dollars, quasiment au prix européen, qui est à 10 dollars. Avec deux dollars de différence, l’avantage compétitif des États-Unis serait négligeable. Engager une politique de forage intensif là-dessus ne vaut pas le coup.

Le gaz de schiste a permis une réindustrialisation des États-Unis…

Il a surtout donné du souffle à des industries lâchées depuis des années à cause de la logique actionnariale des entreprises. La chimie, par exemple. Les pétroliers y investissaient peu, car elle ne rapporte que 7% à 8% de retour sur investissement, contre 20% pour l’exploration-production. Les gaz de schiste freinent plutôt la désindustrialisation, les entreprises ferment un peu moins vite grâce à l’énergie moins chère. Mais j’ai expliqué pourquoi elle se renchérira.

Quid de l’indépendance énergétique grâce aux gaz et pétrole de schiste ?

Un mythe. L’argument est basé sur des prévisions de l’Agence internationale de l’énergie [AIE], selon laquelle les États-Unis deviendraient le premier producteur mondial de pétrole d’ici 2020. A condition qu’ils continuent à forer 70 000 puits par an ! Ces prévisions supposent que le monde ne bougera pas. Les prendre autant au sérieux est idiot. L’AIE a d’ailleurs fait de monumentales erreurs. En 2000, elle prévoyait un pétrole à 21 dollars en 2010. Or il était à plus de 100 dollars. Elle n’avait pas anticipé l’essor des pays émergents.

Porcher est né en 1977 à Drancy (Seine Saint Denis). Docteur en économie, professeur à l’ESG Management School, chargé de cours à l’université Paris Descartes, il analyse les relations entre compagnies pétrolières, pays producteurs et consommateurs. Son dernier ouvrage, le Mirage du gaz de schiste, vient d’être publié aux éditions Max Milo.

Interview parue dans le journal Libération le 16 juin 2013

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